Sommaire : Trois questions à Giuseppe Longo | Actualité de la semaine | Enseignement | La recherche en pratique | Manifestations | Le livre de la semaine | Détente.
Asti-Hebdo : Votre thème de recherche, "géométrie et cognition", concerne-t-il vraiment l'informatique ?
Giuseppe Longo : L'informatique (ou les théories mathématiques qui en furent au fondement) est née dans le cadre mathématique des années 30, dominé par l'école de Hilbert, par Turing, Curry, Church, Von Neumann et d'autres. Ils voulaient donner une base solide aux problèmes de la déduction effective. En 1935, Turing présentait sa machine. Abstraite, elle avait entre autres mérites celui de distinguer matériel et logiciel, au sens même où nous l'entendons aujourd'hui.
Ces concepts ont prouvé leur fécondité, comme en témoigne l'omniprésence de l'informatique aujourd'hui. Mais ils ont aussi leurs aspects négatifs. Donnant toute la place aux aspects formels, dans le cadre du "tournant linguistique" initié par Frege vers 1880, ils en ont écarté le sens et en particulier, pour ce qui concerne les mathématiques, leur rapport à l'espace et au temps.
Or les questions que pose maintenant l'informatique ont une dimension spatio-temporelle de plus en plus marquée. Le traitement d'images prend une importance croissante. Les réseaux et les machines parallèles posent des problèmes de connectivité matérielle et de concurrence (distribution et asynchronisme) qui ne peuvent se satisfaire de la logique et de l'algorithmique classiques.
On ne peut plus dire que tout se réduit à des séquences linéaires. Les géomètres savent que le plan n'est pas isomorphe à la droite, même si on peut le "coder", "point par point". Il y a certes une bijection du plan sur la droite, mais la fonction est discontinue en tous ses points. Le sens est perdu, en tous cas ce qui compte le plus pour le plan : sa structure topologique, ses propriétés d'espace métrique.
Hebdo : C'est ce que vous enseignez à Normale Supérieure ?
G.L. Dans le département d'informatique de l'ENS, le travail est centré sur l'informatique. Mes élèves travaillent par exemple sur la mobilité dans les réseaux. Vous pouvez en voir les thèmes sur le site du département.
Mon projet personnel aura peut-être des retombées en informatique (j'ai d'ailleurs été, il y a quelques années, pour mon travail sur les langages fonctionnels, consultant pour Digital Equipment).
Mais il a une portée plus vaste. Je vise une épistémologie des mathématiques qui permettait une bonne analyse de l'espace, qui tienne compte du fait qu'elles le rendent intelligible. Et je le fais en cherchant le croisement entre mathématiques, physique et sciences du vivant, notamment dans le cadre du séminaire "Géométrie et cognition".
En fait, le cerveau est tout sauf une machine de Turing. Il est le siège d'une dynamique des formes, d'une morphogénèse permanente. Le système nerveux comporte bien des processus digitaux, mais ils ne suffisent pas. Par exemple, la vision rétinienne a sûrement une composante digitale. Mais nous en comblons les "trous" par les mouvements de l'oeil, piloté par le système nerveux de la vision. En utilisant ainsi les "saccades", la directionalité des neurones du cortex, leurs connexions multiples, notre cerveau "intègre", dessine des courbes qui ne sont pas préexistantes, interpole des lignes jusque là incomplètes.
Le neurone ne se réduit pas à quelques schémas digitaux, comme une porte logique. Le fonctionnement des neuroconnecteurs ne peut se comprendre sans analyser la géométrie des protéines mises en cause, des connexions synaptiques ou des cascades biochimiques.
D'une manière générale, les analogies avec les dispositifs informatiques digitaux sont trompeuses. Pour la mémoire humaine, l'oubli joue un rôle essentiel. C'est par l'oubli que nous construisons les invariants, en particulier les invariants conceptuels, en oubliant "les détails", peut-être par des choix intentionnels (conscients ou inconscients).
L'intelligence n'est pas indépendante du codage élaboré par le vivant. Et le codage ne se limite pas aux séquences de la logique formelle classique.
Ce rôle de structuration géométrique de l'information et du codage bénéfie d'un regain d'intérêt dans des domaines variés. Les travaux actuels de Jean-Yves Girard, par exemple, réintroduisent l' espace et sa structure dans la preuve logique. Ses présentations, qui n'ont pas toutes encore fait l'objet de publications accessibles, relient les formules par des liens, des noeuds. La connectivité et les symétries y jouent un grand rôle.
Hebdo : Vous envisagez donc, à terme, des techniques et même des matériels tout à fait différents de deux d'aujourd'hui ?
G.L. Avant de penser aux matériels, il faut d'abord élaborer les fondements théoriques. Il fallait Turing et Von Neumann (et Frege et Hilbert avant eux) pour que naisse l'ordinateur digital, parfaite machine logico-formelle.
Pour aller plus loin, il faut une révolution cognitiviste, appuyée sur les neurosciences, et un "retour au sens", en particulier à l'espace. A la différence de certaines approches du XXe siècle (mais il y a eu des réactions très fortes aux approches formelles), les Grecs ne réduisaient pas les mathématiques au langage et aux processus séquentiels de démonstration . Pythagore dessinait, et "théorème", en grec, veut dire "spectacle" ! C'est ainsi que nous retrouverons l'accès aux invariants géométriques, vidés de leur sens par les traitements purement algébriques de la théorie de la preuve la plus répandue.
Mais, pour longtemps encore, il ne sera pas facile de faire valoir ces vues... car le digital que nous connaissons a une efficacité impressionnante.
Il faut donc envisager une réflexion à caractère fondationnel, comme le fut celle qui fit démarrer le "tournant linguistique". Elle doit nous permettre de comprendre comment les mathématiques rendent intelligible l'espace, cet espace où se manifeste toute forme de connaissance. Et je dirai aussi, d'action.
Peut-être alors pourrons nous mieux comprendre et gérer les problèmes déjà posés aujourd'hui par l'espace et le temps dans les systèmes distribués ou les réseaux concurrents. Et inventer, un jour, les nouvelles machines "spatio-temporelles" qui viendront s'ajouter aux merveilleuses machines "logico-formelles" dont nous disposons aujourd'hui.
Un rapport intermédiaire du Comité Stic vient d'être rendu public. Constitué en juillet 1999 par Claude Allègre, alors ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, le Comité de coordination des sciences et technologies de l'information et de la communication (STIC), dont les membres ont été nommés pour une durée de deux ans, vient de rendre public son rapport intermédiaire. Téléchargez le, à partir du site web du Ministère de la recherche, (format PDF, 22 pages, 81 Ko).
- En savoir plus sur
ses missions.
-
Connaître la
liste de ses membres.
-
Contact au CNRS Pascale Bukhari.
Prochaines séances :
- 27 novembre. Pierre Cartier : Marc Kac et la notion d'indépendance
stochastique ;
- 4 décembre. Jean-Pierre Kahane : de Borel a Steinhaus, la
création des outils modernes en probabilités ;
- 11 décembre. David Aubin : l'apparition de points de vue
probabilistes dans des questions mathématiques déterministes ;
- 18 décembre. Anouk Barberousse : modèles stochastiques et fondements
de la mécanique statistique ;
- 8 janvier. Michel Bitbol : la théorie quantique, un
calcul des probabilités portant la marque d'une objectivation
inaccomplie ;
- 15 janvier. Jacques Laskar : l'aléatoire en mécanique céleste ;
- 22 janvier. Paul-André Meyer : autour des probabilités quantiques.
- 29 janvier. B. Walliser et D. Zwirn : peut-on fonder la règle de
Bayes sur des principes de rationalité cognitive ?
Le deuxième semestre (février-juin 2001) traitera "Le point de vue constructif en mathématiques".
Rappelons que les séances se tiennent le lundi à 20h30, à l'Ecole normale supérieure, dans la salle de conférences du 46 rue d'Ulm (Paris 5e).
En outre, l'intérêt de ces travaux est qu'ils témoignent éloquemment des rapports étroits entre théorie et pratique, au moment où l'Internet rapide et la téléphonie mobile se préparent à faire faire un nouveau bond à notre "bon vieux" web.
Cette publication est d'autant plus opportune qu' Opodis'2000 (parrainée par l'Asti) s'approche. La manifestation se tiendra cette année à Paris, du 20 au 22 décembre, avec le soutien des universités de Paris-8 et d'Amiens;